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Le travail c'est la santé ?...

Le développement des syndromes tels que burn-out, bore-out et brown-out semble donner raison à Henri Salvador quand il chantait :

Le travail c'est la santé Rien faire c'est la conserver Les prisonniers du boulot N'font pas de vieux os.

Les prisonniers du boulot, aujourd'hui, ce sont tous ces salariés accaparés par des tâches dont le sens leur échappe, piégés dans des réunions interminables, angoissés par la pression du résultat, déboussolés par l'avalanche d'informations à absorber, chamboulés par les réorganisations qui se suivent... et se ressemblent... Et les open spaces colorés, les espaces de convivialité au mobilier ludique et les cours de yoga offerts à l'heure du déjeuner sont des clés bien inefficaces pour ouvrir les barreaux de ces nouvelles prisons.

Le "bonheurisme" fait débat

La grande vague du "bonheur au travail" a déferlé, pour tenter de panser les nouveaux maux du travail. Séminaires et formations ont fleuri, orchestrés par les Chief Happiness Officers, les nouveaux garants d'un "mieux-être" au travail. Le mal est profond, le remède l'est-il ? Les solutions proposées sont-elles de nature à vraiment contribuer à ce que le travail soit l'allié de la santé ? Si l’intention est bonne (et elle l'est parfois !), la solution est-elle appropriée ? Peut-on décréter le bonheur ? Cette mission est-elle vraiment du ressort des organisations ? Ces questions, et bien d'autres encore, alimentent les débats qui se multiplient autour du bonheur au travail.

La résonance du concept de bonheur au travail, et les débats qui l'entourent, indiquent qu’il y a là un sujet majeur. Certains parlent plutôt de bien-être au travail, ou encore de qualité de vie au travail (QVT). Ces termes élargissent le champ, mais au bout du compte, c'est bien d'un seul et même enjeu dont il est question : que faire pour que chacun puisse se sentir bien - ou au moins, mieux - dans son travail ?

Pour répondre à cette question, on a parfois le sentiment que des mesures microscopiques tentent de s'atteler à un macro-problème. Et, partant de belles intentions, on observe certaines dérives. Comme le bonheur au travail a vite été évalué comme étant prédictif de productivité, il en est rapidement devenu un instrument. De la santé économique de l’entreprise à la santé physique et psychologique de ses salariés, il n’y a qu’un pas – vite franchi. C'est là que plein de recettes ont envahi les étagères des entreprises, comme autant de promesses de salariés plus épanouis, donc plus performants. Ce raccourci a ouvert une brèche, et un débat de plus en plus vif, entre les partisans et les opposants du "bonheur au travail". Ce débat est porté par un vent de critique plus vaste encore autour du "bonheurisme" qui s'étend dans tous les champs de nos vies.

Le bonheur, porteur de tant d'attentes...

Le bonheur est appréhendé aujourd'hui comme un droit à défendre – ou à conquérir. C’est là le reflet d’une vision étriquée et égocentrée de nos aspirations. Autrefois, les grandes religions élargissaient la perspective de notre vie au salut dans l’éternité. Aujourd’hui, le bonheur est considéré comme un droit ici-bas et maintenant. Un droit et un objectif. Ainsi, aux indicateurs "classiques" d'une vie réussie que sont la famille, la carrière, la santé, les loisirs... vient maintenant s'ajouter le bonheur. Cela signifie aussi que l'on peut échouer en matière de bonheur. Et, dans une vision binaire, l'absence de bonheur, c'est le malheur ! On comprend alors pourquoi la quête du bonheur au travail a aussi pris une telle ampleur, par-delà le besoin certain de contre-balancer les excès de ces entreprises qui exigent tant et donnent parfois bien peu.

L’empreinte de la notion de bonheur au travail est forte, si on la mesure à l’aune de tous les ouvrages, articles, formations… qui ne cessent de fleurir sur le sujet. Et pourtant, c’est un thème plutôt récent. Jusqu’aux années 1990, on ne parlait pas de bonheur au travail, pas plus que de bien-être ou de qualité de vie au travail. L’attention se focalisait sur la santé au travail, entendue dans son sens strict : accidents du travail et maladies professionnelles. La seconde préoccupation portait alors sur la pénibilité du travail.

Des progrès significatifs ont été effectués sur les facteurs de prévention, et la nature du travail a évolué depuis les Trente Glorieuses. De manière générale, les conditions de travail se sont améliorées, si on s’en réfère à des éléments objectifs comme la baisse des accidents mortels au travail ou l’augmentation de l’espérance de vie, avec néanmoins des disparités selon les secteurs d’activité. Le travail à la chaîne, par exemple, induit toujours des troubles physiques et reste pénible psychologiquement, du fait des difficultés à garder de l’intérêt pour des tâches monotones.

Alors que la pénibilité physique liée au travail industriel se réduisait, d’autres impératifs ont pris le relais, faisant peser sur les salariés une pression nouvelle : exigence du zéro défaut, délais de fabrication raccourcis, flux tendus, objectifs en hausse incessante, polyvalence attendue… Si ces facteurs n’induisent pas de danger direct, ils génèrent néanmoins une tension qui à la longue se traduit par des maladies d’un genre nouveau – et de nouveaux risques mortels.

C’est ainsi que les enjeux du travail ont connu une transmutation, du domaine essentiellement physique (maladies liées à la pénibilité matérielle) à un champ d’ordre plus large, avec l’émergence des risques psychosociaux (RPS). Ces risques recouvrent de nombreuses formes : stress, épuisement professionnel, harcèlement… et se manifestent par diverses pathologies : dépression, maladies liées à la baisse du système immunitaire, troubles musculo-squelettiques…

Le spectre de la précarité et la menace du chômage ont aussi contribué à teinter l’univers du travail d’une coloration anxiogène. Le travail est de plus en plus cantonné à un rôle utilitariste : « il faut bien travailler pour gagner sa vie », en contradiction avec ces injonctions qui nous poussent à y trouver un vecteur d'épanouissement, de bonheur. Le verbe gagner est ici réduit au domaine financier, car pour ce qui est de gagner du plaisir, de l’épanouissement, de la joie… on n’y est pas.

le bonheur au travail

Toujours plus ?

Alors que pendant des siècles il convenait d'être oisif ou contemplatif pour être bien considéré, aujourd'hui les perceptions sont radicalement inversées.

Plus on travaille, plus on est respectable. Cette valorisation du travail à outrance conduit même à des comportements de "présentéisme", contre lesquels il est parfois difficile de lutter, dans certains environnements de travail où c'est la règle. La quantité plutôt que la qualité.

Ces injonctions autour du "travailler plus pour... gagner plus... progresser plus... se rassurer plus...." ont finalement étouffé les aspirations à l'épanouissement, et créé tous les nouveaux maux du travail : burn-out et autres mots en "-out". Le bonheur au travail est alors arrivé pour sauver les salariés en détresse. Et les entreprises, à qui on a expliqué que bonheur = performance, ont trouvé là un nouveau levier pour s'adapter aux pressions du marché, à la volatilité, à l'incertitude.

Avec un peu de recul, viser le bonheur au travail peut paraître, sinon utopique, tout du moins complexe. A l’heure où la complexité crée déjà tant de pressions, faut-il en ajouter une autre avec ces injonctions au bonheur, qui pèsent autant sur les employeurs que sur les salariés ? Bonheur subjectif, bonheur multifacettes, bonheur multifactoriel… Bonheur qui semble séduisant tant il nous est présenté comme ce Graal auquel nous avons tous droit, depuis notre naissance. Mais n’est-ce pas là nous confronter à la frustration en germe dans une quête sans fin ?

Dans ce vaste thème du bonheur au travail, on trouve de tout, tant dans les intentions, que dans les solutions proposées. Et si, finalement, il s'agissait de revenir à une forme de sagesse : ralentir, observer, écouter, s'affranchir de certaines croyances, renoncer à des chimères, se dire que le bonheur est ailleurs peut-être... Un vaste et long chantier à l'échelle des organisations, et des pierres à poser par chacun.

Anne-Valérie Rocourt

Méditer & Agir

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